La lutte pour le droit à l’avortement: Décennies 1960 à 1980

Par Sheila Kieran

Depuis le début de leur existence, les gouvernements qui se sont succédé au Canada ont été déterminés à contrôler la reproduction des femmes. En fait, avant même que le Canada soit un pays, ses parties constituantes ont adopté des lois concernant la décision d’avoir des enfants, en tenant les femmes à l’écart de ces lois. En 1892, lorsque John Thompson était Premier ministre, le premier Code criminel interdisait l’avortement et en même temps, il interdisait la vente, la distribution et la publicité portant sur les moyens de contraception. Entre 1926 et 1947, 4000 à 6000 femmes sont décédées à la suite d’avortements clandestins. (Et, bien sûr, le nombre est probablement beaucoup plus élevé, compte tenu de la désapprobation de la société envers cet acte à cette époque.)

En 1968, le Dr Henry Morgentaler a commencé à pratiquer des avortements clandestins dans sa clinique privée de Montréal pour une question de conscience, afin d’aider à sauver la vie des femmes. Morgentaler a été un des premiers défenseurs de la santé reproductive, fournissant à ses patientes des contraceptifs et des conseils en matière de planification familiale, et il a alors fait valoir devant la Chambre des communes que les lois actuelles sur l’avortement mettaient en danger la vie et la sécurité des femmes.

Pendant ce temps, deux étudiants de McGill, Donna Cherniak et Allan Feingold de l’Association des étudiants de l’Université McGill à Montréal, ont produit et publié le premier manuel canadien sur la contraception, avant même que la distribution d’une telle information ne soit légale. Le «Birth Control Handbook” est finalement devenu un best-seller clandestin et il a été plus tard traduit en français. Les étudiants avaient également diffusé de l’information sur l’avortement, y compris sur la façon s’auto-avorter.

Ce n’est qu’en 1969 que le Parlement, par un vote de 149 contre 55, a modifié le Code criminel pour permettre l’avortement dans certaines circonstances limitées. La loi a également autorisé la contraception et la légalisation de l’homosexualité. Le projet de loi a permis aux hôpitaux de mettre en place des «comités d’avortement thérapeutique» composés de trois médecins chargés d’approuver l’avortement lorsque la vie ou la santé de la femme est menacée. Le nouveau règlement était le résultat de la pression provenant principalement des médecins, des avocats et de groupes médicaux. Il semble que quelques hôpitaux dans les grandes villes approuvaient déjà les avortements supervisés par un comité afin de réduire le risque de poursuite dirigée vers seul médecin. Ce processus est devenu codifié dans la loi pour le bénéfice des médecins et non pas des femmes.

Il a fallu attendre que la loi soit votée pour que le mouvement des femmes au Canada se réveille et commence à se battre pour les droits des femmes, en commençant par le droit à l’avortement. Au printemps de 1970, une caravane pour l’avortement, composée de femmes, est partie de Vancouver et est arrivée à Ottawa deux semaines plus tard, pour protester contre la loi. Dirigées par des activistes de Vancouver telles que Betsy Wood, Marcy Cohen, Ellen Woodsworth et Margo Dunn, les femmes de la caravane ont rapidement organisé une série de réunions et de manifestations dont le point culminant a eu lieu à la Fête des Mères, quand un groupe de femmes se sont enchaînées à la galerie parlementaire de la Chambre des communes. Dix-neuf jours plus tard, Trudeau participait à une conférence de presse durant laquelle, s’il espérait gagner la faveur des femmes, il a échoué lamentablement, lorsque les membres du Caucus des femmes l’ont accusé d’être indifférent aux besoins des femmes pauvres qui n’ont pas les moyens de payer les procédures pour mettre fin à une grossesse. Le lendemain, le Dr Henry Morgentaler, un survivant des camps de la mort deHitler, a été arrêté à sa clinique de Montréal et inculpé de deux chefs d’accusation de complot en vue de pratiquer des avortements. En janvier de l’année suivante, une autre accusation a été portée contre lui.

À partir de 1973, bien que les groupes anti-choix aient présenté une pétition avec plus de 350.000 signatures (et plus tard, une pétition d’un million de signataires), le mouvement inévitable vers la liberté de choix était bien enclenché. Malgré les tentatives répétées et de plus en plus malveillantes pour faire incarcérer le Dr Morgentaler et ses associés, y compris le Dr Yvan Macchabée, les jurys ont répété les verdicts d’acquittement. L’année suivante a été marquée par la création de l’Association canadienne pour l’abrogation de la loi sur l’avortement (plus tard appelée la Ligue canadienne pour le droit à l’Avortement – LCDA). En Décembre 1975, le gouvernement libéral du Québec nouvellement élu, abandonna toutes les accusations portées contre le Dr Morgentaler et déclara la loi canadienne sur l’avortement inapplicable.

Cependant, les tentatives d’emprisonnement n’étaient pas les problèmes les plus dangereux auxquels étaient confrontés les médecins et leurs collègues – pas seulement le Dr Morgentaler, mais aussi le Dr Robert Scott, Maria Corsillo, le Dr Leslie Smoling, le Dr Nikki Colodny, Joanne Cornax, Lynn Crocker et au Québec, les docteurs Yvan Macchabée, Jean-Denis Berube, et Simon Tanguay. Comme les croisés anti-choix avaient subi défaite après défaite, ils sont devenus de plus en plus désespérés et se sont retrouvés alignés avec des gens prêts à utiliser une violence potentiellement mortelle. Possiblement encouragés par le harcèlement incessant subi par les gouvernements et provenant d’hommes et de femmes impliquées dans le mouvement pro-choix, ces gens ont commencé à échanger leurs arguments en échec contre des armes et des bombes. En juin 1983, un homme a tenté d’attaquer le Dr Morgentaler avec des ciseaux de jardinage à l’extérieur de sa clinique de Toronto. Le médecin a échappé au danger, lorsqu’une amie et partisane, Judy Rebick a repoussé l’agresseur. Le mois suivant, un incendie a été déclenché à la Librairie des femmes de Toronto, qui partageait un bâtiment avec la clinique Morgentaler. La clinique a subi des dommages causés par la fumée et l’eau, mais heureusement il n’y avait personne à l’intérieur de la clinique au moment de l’incendie. Puis, au début de 1991, des jeunes ont mis le feu à un pneu imbibé d’essence qu’ils avaient transporté sur le seuil de la clinique où l’incendie a causé 7000 $ de dollars de dégât. (Quelques jours plus tôt, une femme avait retrouvé de l’acide butyrique (communément appelé « bombe puante) dans les toilettes de la clinique.

En Septembre 1975, le Comité Badgley a été créé pour étudier, entre autres, la façon dont la loi sur l’avortement au Canada était appliquée. Deux ans plus tard, le rapport du Comité a conclu que la loi était discriminatoire envers les femmes pauvres et celles vivant en zone rurale, et que le terme « santé» était interprété de façon arbitraire – un grave problème dans une législation qui est centrée sur la santé de la mère.

Cette même année, cela devait avoir été assez étonnant pour certains Canadiens de découvrir que dans le cas du Code criminel, les tribunaux pouvaient renverser les verdicts du jury, comme un tribunal l’avait fait avec le Dr Morgentaler. En Juillet, un amendement au Code – l’amendement Morgentaler – mit fin à cette possibilité. Pendant ce temps cependant, le Dr Morgentaler était encore en prison après avoir été précédemment condamné à une peine de 18 mois pour avoir pratiqué des avortements. Il a finalement été libéré en Janvier 1976 après avoir purgé 10 mois. Alors qu’il était en isolement, il a subi une légère crise cardiaque et a été transféré dans une maison de convalescence. (Il est difficile d’imaginer les effets d’un tel isolement sur un survivant des camps de la mort d’Hitler, mais si le gouvernement pensait que cela dissuaderait Henry Morgentaler de continuer l’oeuvre de sa vie, il est clair qu’il ne connaissait pas leur homme!).

À la fin des années 1970, les militants anti-choix ont commencé à essayer de saper les actions des comités d’avortement thérapeutique (CAT) dans les hôpitaux et ils ont continué jusqu’en 1987. Ils ont décidé de se présenter aux conseils d’administration des hôpitaux dans différentes villes dans le but d’élire des conseils d’administration avec une majorité d’anti-choix. S’ils avaient gagné, ils pouvaient compter sur le nouveau conseil d’administration pour dissoudre le CAT ou pour engager des médecins anti-choix. Pour certaines de ces élections pénibles et interminables du conseil d’administration des hôpitaux, des milliers de personnes étaient présentes pour voter dans un sens ou dans l’autre. Tantôt c’était le côté anti-choix qui remportait et tantôt c’était le côté pro-choix.

La fin des années 70 et le début des années 80 ont connu la même tendance avec des attaques sur les installations Morgentaler, des frais de justice, et des acquittements par le jury. Au Manitoba, en 1985, et pendant trois ans par la suite, le Dr Morgentaler a été forcé d’arrêter de pratiquer des avortements en raison des descentes de police et de l’incapacité qui en a résulté de trouver des médecins désireux de mener à bien la procédure.

Pendant tout ce temps, le mouvement pro-choix a grandi en force et en nombre. Les militantes pionnières comme June Callwood, Judy Rebick, Norma Scarborough, Carolyn Egan, Ruth Miller, Cherie MacDonald, Ellen Kruger et plusieurs autres, ont non seulement appuyé le Dr Morgentaler dans ses combats, mais elles ont également travaillé sans relâche pour construire le mouvement des femmes, améliorer l’accès à l’avortement et le déstigmatiser.

Le 28 Janvier 1988, la Cour suprême du Canada, dirigée par le juge en chef Brian Dickson, a invalidé la loi sur l’avortement dans une décision à 5 contre 2. Le tribunal a jugé la loi inconstitutionnelle sur le motif qu’elle violait l’article 7 de la Charte des droits et libertés en portant atteinte au droit de la femme à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. C’est cette décision que nous célébrons aujourd’hui.