28 janvier 2013 : Les 25 ans de la décriminalisation de l’avortement vus du Québec

Par la Fédération du Québec pour le planning des naissances (FQPN), www.fqpn.qc.ca 

Mise en contexte …

Au Canada, aucune loi ne fait mention de l’avortement avant 1869, date à laquelle le Parlement canadien adopte la Loi sur les infractions contre la personne qui le criminalise et menace d’emprisonnement à vie toute personne qui tente de s’avorter ou de procurer un avortement à une femme. L’interdiction n’empêche bien évidemment pas la pratique et en 1966  les complications dues aux avortements clandestins sont la principale cause d’hospitalisation des femmes (plus de 45 000). Face à cette réalité, le gouvernement fédéral adopte en 1969 la loi C-150 qui permet l’avortement à condition qu’il soit effectué dans un hôpital accrédité et qu’un comité thérapeutique de trois médecins responsables d’évaluer si la santé ou la vie de la femme est en danger l’autorise.

Pratiqué hors de ces conditions, l’avortement demeure un crime. Partout à travers le pays, des femmes s’insurgent et réclament le droit à l’avortement libre et gratuit pour toutes. En 1970, une Caravane pour l’avortement porte cette revendication de Vancouver à la colline parlementaire.

Au Québec…

Au Québec, à cette époque, l’accès à l’avortement est particulièrement difficile; peu d’avortements thérapeutiques sont autorisés et ceux qui le sont ont lieu quasi exclusivement dans les hôpitaux anglophones de Montréal. Dès 1968, le docteur Morgentaler ouvre une clinique qui pratique illégalement des avortements à Montréal. Pour cela, il est arrêté en 1970 et finalement condamné en 1974 à 18 mois de prison. C’est le début d’une saga judiciaire qui se terminera avec la décriminalisation de l’avortement en 1988.

Parallèlement, c’est une époque de grands bouleversements sociaux et culturels et les mouvements féministes, ouvriers et indépendantistes notamment transforment en profondeur la société québécoise. Les femmes du Québec réclament elles aussi le droit à l’avortement libre et gratuit pour toutes, mais refusent de participer à la Caravane pour l’avortement car elles ne reconnaissent pas la légitimité du gouvernement fédéral. Le Front de libération des femmes du Québec organise cependant en solidarité la première manifestation québécoise en faveur du libre-choix le lendemain de l’arrivée de la caravane à Ottawa, soit le 10 mai 1970, au Parc Lafontaine.

Au fil des années, des milliers de femmes et d’hommes se mobilisent sur les enjeux de santé sexuelle et reproductive. Ainsi, en 1972, lors de la semaine pour l’avortement, 15 000 signatures sont présentées au Parlement du Québec pour demander l’annulation des lois sur l’avortement.[1]

Le changement a lieu avec l’accession du Parti Québécois au pouvoir en 1976. Celui-ci décide de transgresser la loi fédérale et le Ministre de la justice garantit l’immunité à tous les médecins qualifiés pour pratiquer des avortements. Morgentaler est relâché. En réponse à la demande populaire, le gouvernement provincial crée et finance des cliniques de planning familial.  À la fin des années 1970, chaque région du Québec possède sa clinique et un accès à un service d’avortement alors que c’est encore illégal au Canada.

La décriminalisation et ses impacts …

Le changement législatif a cependant lieu bien plus tard, suite à la poursuite du Dr Morgentaler et de deux de ses collègues par la province de l’Ontario, poursuite qui se rend à la Cour suprême du Canada. Le jugement historique est rendu le 28 janvier 1988 : la Cour suprême décriminalise l’avortement. Elle considère, par décision majoritaire, que les exigences pour obtenir un avortement thérapeutique telles que stipulées à l’article 251 du Code criminel vont à l’encontre du droit à la sécurité de la personne inclus dans l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Selon le juge en chef Dickson : « l’atteinte à la sécurité des femmes enceintes causée par l’article 251 n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale ». Seule la juge Wilson aborde la notion du droit à la liberté en mentionnant que « ces principes de justice fondamentale se trouvent violés par l’article 251, essentiellement parce que la capacité reproductrice de la femme n’est pas soumise à son propre contrôle mais à celui de l’État ». À la suite du jugement de 1988, Santé Canada décrète que l’avortement est une procédure médicale nécessaire qui doit être financée par les régimes d’assurances santé des provinces. Après 20 ans de lutte, les femmes qui avortent ne sont plus des criminelles et peuvent décider d’y recourir de leur propre chef.

Tout n’est pas gagné pour autant car si la Cour suprême a décriminalisé l’avortement, elle ne reconnaît pas ce droit de façon constitutionnelle. Depuis 1988, on compte plus de 45 dépôts de motions ou projet de loi visant à limiter ou interdire l’avortement.

Questions d’accès…

Cependant, légaliser une pratique ne signifie pas en garantir l’accès. L’ile du Prince Édouard n’a par exemple aucun service d’avortement et certaines provinces ont peu de points de services ce qui rend l’accès difficile à celles qui vivent en région.

Au Québec, à la fin des années 1990, le réseau public n’est pas en mesure de répondre aux besoins en matière d’avortement, ce qui pousse les femmes à se tourner vers les cliniques privées d’avortement, payantes.  En 2006, un recours collectif est intenté contre le gouvernement du Québec. Cette procédure judiciaire met en évidence le fait que le réseau public n’est pas en mesure de dispenser tous les services d’avortement et que le gouvernement du Québec viole la Loi sur l’assurance maladie en ne payant qu’une partie des coûts des avortements pratiqués en cliniques privées. Le jugement condamne le gouvernement du Québec à payer plus de 13 millions $ aux femmes du Québec. C’est seulement en 2008 qu’une solution est trouvée afin de garantir la gratuité des services pour toutes les femmes, peu importe le lieu où se pratique l’avortement.

Un Québec majoritairement pro-choix…

Au Québec, l’écrasante majorité de la population est en faveur du droit à l’avortement, y compris le personnel politique qui a adopté en mai 2010 à l’unanimité une motion réaffirmant le droit des femmes à l’interruption de grossesse suite aux décisions controversées de Stephen Harper en matière de politique familiale.

Lorsque le droit à l’avortement est attaqué, des milliers de personnes (parfois 10 000) descendent dans les rues. Des moments de mobilisation particulièrement forts sont l’affaire Chantal Daigle[2], la tenue du congrès Human Life International en 1995 ou la mobilisation contre la motion C-484[3] en 2008.

Comment expliquer cette particularité? Une des causes est certainement la force et la solidarité du mouvement des femmes, qui porte cette lutte depuis plus de 40 ans.

Mais…

Tout n’est pas rose pour autant. En effet, au Québec comme ailleurs, il existe des groupes anti-choix qui font connaitre leur opinion avec virulence lors de congrès ou de vigiles « pour la vie ». On recense aussi une trentaine de centres prétendument « d’aide à la grossesse » qui tentent de dissuader les femmes d’avorter.

De plus, les problèmes d’accès à l’avortement persistent pour celles qui sont sans-papiers ou ne sont pas admissibles à l’assurance maladie (réfugiées, soumises à des délais de carence etc. ). Ou pour celles qui sont en fauteuil et qui ne peuvent avoir accès aux services, inadaptés, entre autres.

S’il faut certes célébrer les 25 ans de la décriminalisation, il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui encore, le « libre-choix » est un privilège qui dépasse la question de l’accès à l’avortement. Car faire un choix demande d’avoir des options. Or, pour beaucoup de femmes, il n’y a pas ou peu d’options, que ce soit en raison du statut économique, de l’éloignement en région, de la situation de handicap, du statut migratoire… Malgré tout le travail réalisé en promotion de la santé reproductive et en défense des droits reproductifs, certains groupes de femmes n’ont pas le même accès ni les mêmes droits en la matière. Au Québec comme ailleurs, il reste beaucoup à accomplir en terme de justice sociale et environnementale. Il faut rester mobiliséEs, car tant que les droits sexuels, reproductifs et maternels de toutes ne seront pas respectés, le combat pour le droit des femmes à disposer de leur corps n’est pas terminé.


[1] Ingrid Vabali, “Abortion increases 500 percent in Canada, government apathetic to need for reform,” The Gazette, March 5, 1972.
[2] En 1989, l’ancien conjoint de Chantal Daigle, Jean-Guy Tremblay, obtient de la cour supérieure  une injonction qui lui interdit de se faire avorter, car cela  lui causerait un préjudice sérieux et irréparable… ainsi qu’à « l’être vivant » qu’elle porte en elle. Chantal Daigle s’adresse alors à la Cour d’appel qui confirme la validité de l’injonction. Elle porte alors sa cause devant le plus haut tribunal du pays et entre temps, passe clandestinement aux États-Unis pour se faire avorter. La Cour suprême rend par la suite une décision unanime en sa faveur: elle affirme que les droits du fœtus et les droits du père en puissance n’existent pas. La Cour ajoute que seule la femme enceinte a le pouvoir de décider si une grossesse sera menée à terme et que le père n’a aucun « intérêt » sur le fœtus. Ce jugement, ainsi que l’arrêt Morgentaler, qui décriminalisait l’avortement un an et demi auparavant, constituent encore aujourd’hui les jalons juridiques du droit à l’avortement au pays.
[3] Le projet de loi C-484 Loi sur les enfants non encore nés victimes d’actes criminels cherche à reconnaître comme un crime distinct le fait de causer la mort ou de blesser un fœtus. Ce projet de loi va à l’encontre du droit canadien, qui stipule qu’un enfant devient un être humain au moment où il est né et complètement sorti, vivant, du sein de sa mère.