Extraits du jugement de la Cour Suprême sur R. v.  Morgentaler (du 28 janvier 1988)

Voir la décision complète ici:

http://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/1988/1988canlii90/1988canlii90.html

(Fondamentalement, ce jugement a déclaré la section 251(1) du Code criminel comme inconstitutionnelle. Cette section avait créé les «Comités d’Avortements Thérapeutiques» dans les hôpitaux pour recevoir les requêtes des femmes et de leurs médecins. En abolissant cette section du Code, la Cours a permis de laisser la décision à la femme et à son médecin.)

Extrait de la conclusion majoritaire:

Le juge en chef Dickson et le juge Lamer:

L’atteinte que l’État porte à l’intégrité physique et au x conséquences psychologique qu’il fait, du moins dans le contexte du droit criminel, constitue une violation de la sécurité de la personne. L’article 251 constitue clairement une atteinte à l’intégrité physique et émotionnelle d’une femme. Forcer une femme, sous la menace de sanction criminelle, à mener le fœtus à terme, à moins qu’elle ne remplisse certains critères indépendants de ses propres priorités et aspirations, est une ingérence profonde à l’égard de son corps et donc une atteinte à la sécurité de sa personne. Une deuxième violation du droit à la sécurité de la personne se produit indépendamment par suite du retard à obtenir un avortement thérapeutique en raison de la procédure imposée par l’art. 251 qui entraîne une augmentation de la probabilité de complications et accroît les risques. Il a été clairement établi que l’art. 251 porte atteinte à l’intégrité psychologique des femmes souhaitant un avortement.

La procédure et les restrictions établies par l’art. 251 pour avoir droit à un avortement rendent la défense illusoire et reviennent au non-respect des principes de justice fondamentale. Un avortement thérapeutique doit être approuvé par un «comité d’avortement thérapeutique» d’un hôpital «accrédité ou approuvé». L’obligation due par l’art.251(4) qu’au moins quatre médecins soient disponibles dans cet hôpital pour autoriser et pratiquer un avortement, signifie en pratique que beaucoup d’hôpitaux ne peuvent pas pratiquer des avortements. Les restrictions découlant du terme «accrédité» interdisent automatiquement à un grand nombre d’hôpitaux canadiens de pratiquer des avortements thérapeutiques. L’accréditation provinciale d’un hôpital aux fins de pratiquer des avortements thérapeutiques restreint encore plus le nombre d’hôpitaux où l’on peut les pratiquer. Même si un hôpital est autorisé à former un comité d’avortement thérapeutique, rien dans l’art. 251 ne l’oblige à le faire. La réglementation provinciale peut fortement limiter et même supprimer le recours en pratique aux dispositions disculpatoires due par l’art. 251(4). Il est, en général, impossible que les femmes sachent à l’avance quelle norme de santé un comité donné appliquera.

La preuve établit de façon convaincante est que c’est la loi elle-même qui, de bien des manières, empêche les femmes de s’adresser aux institutions locales offrant l’avortement thérapeutique.

Le juge Wilson:

L’article 251 du Code criminel, qui limite le recours d’une femme enceinte à l’avortement, viole son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne au sens de l’art. 7 de la Charte d’une façon qui n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale.

Le droit à la “liberté” énoncé à l’art. 7 garantit à chaque individu une marge d’autonomie personnelle sur les décisions importantes touchant intimement à sa vie privée. La liberté, dans une société libre et démocratique, n’oblige pas l’État à approuver ces décisions, mais elle l’oblige cependant à les respecter.

La décision que prend une femme d’interrompre sa grossesse relève de cette catégorie de décisions protégées. Cette décision aura des conséquences psychologiques, économiques et sociales profondes pour la femme enceinte. C’est une décision qui reflète profondément l’opinion qu’une femme a d’elle‑même, ses rapports avec les autres et avec la société en général. Ce n’est pas seulement une décision d’ordre médical; elle est aussi profondément d’ordre social et éthique.

L’article 251 prive également une femme enceinte du droit à la “sécurité de sa personne” garanti par l’art. 7 de la Charte. Ce droit protège à la fois l’intégrité physique et psychologique de la personne. Le défaut de l’art. 251 est beaucoup plus profond qu’un simple assujettissement des femmes à une tension émotionnelle considérable et à un risque physique inutile. Il affirme que la capacité de reproduction de la femme ne doit pas être soumise à son propre contrôle, mais à celui de l’État. C’est aussi une atteinte directe à sa “personne” physique.

Cette violation du droit conféré par l’art. 7 n’est conforme ni à l’équité dans la procédure ni aux droits et libertés fondamentaux énoncés par ailleurs dans la Charte. Une atteinte au droit conféré par l’art. 7 qui a pour effet d’enfreindre un droit que garantit par ailleurs la Charte ne peut être conforme aux principes de justice fondamentale.

L’atteinte au droit conféré par l’art. 7 en l’espèce enfreint la liberté de conscience garantie par la section. 2a) de la Charte. La décision d’interrompre ou non une grossesse est essentiellement une décision morale et, dans une société libre et démocratique, la conscience de l’individu doit primer sur celle de l’État. D’ailleurs la sect. 2a) dit clairement que cette liberté appartient à chacun de nous pris individuellement. La “liberté de conscience et de religion” devrait être interprété largement et s’étendre aux croyances dictées par la conscience, qu’elles soient fondées sur la religion ou sur une morale laïque…

Commentaires du Juge Chef Brian Dickson:

La jurisprudence m’amène à conclure que l’atteinte que l’État porte à l’intégrité corporelle et la tension psychologique grave causée par l’État, du moins dans le contexte du droit criminel, constituent une atteinte à la sécurité de la personne.

…Je n’éprouve aucune difficulté à conclure que la somme encyclopédique produite par les avocats en l’espèce établit hors de tout doute que l’art. 251 du Code criminel constitue prima facie une atteinte à la sécurité de la personne de milliers de Canadiennes qui ont eu à prendre la difficile décision de ne pas mener une grossesse à terme.

Le Dr. Jane Hodgson, directrice médicale du Women’s Health Center de Duluth, au Minnesota, a sans doute donné, au procès, le témoignage le plus impressionnant au sujet de l’effet psychologique sur les femmes des délais inhérents à la procédure de l’art. 251. Elle avait été assignée afin de faire part de son expérience avec les femmes canadiennes qui se rendent au Women’s Health Center pour se faire avorter. Son témoignage est long, mais ces brefs extraits peuvent transmettre l’idée: [traduction]

Puisse-je ajouter un autre point qui me paraît des plus vital: beaucoup de femmes (canadiennes) font le voyage parce qu’elles savent qu’elles devront attendre d’abord de recevoir l’autorisation, puis qu’un lit d’hôpital soit disponible, ou d’obtenir l’admission dans un hôpital, et qu’elles savent donc qu’il faudra qu’on leur administre la méthode médicamenteuse. Certaines entre elles sont déjà passées par là, d’autres savent ce que ça veut dire, aussi sont-elles prêtes à faire à peu près n’importe quoi pour l’éviter.

Et, bien entendu, c’est-à-dire…j’estime qu’il s’agit là d’une thérapeutique des plus cruelles, aussi suis-je prête à tout faire pour les aider à l’éviter.

Le coût, le temps perdu, les risques médicaux, l’angoisse mentale: tout cela c’est de la cruauté, aujourd’hui, à notre époque, parce qu’il s’agit d’une méthode [la méthode médicamenteuse] désuète, à peu près en voie de disparition aux États-Unis.

Commentaires de la juge Bertha Wilson:

« Je conclus donc que le droit à la liberté énoncé à l’art. 7 garantit à chaque individu une marge d’autonomie personnelle sur ses décisions importantes touchant intimement à sa vie privée.

«La question devient alors de savoir si la décision que prend une femme d’interrompre sa grossesse relève de cette catégorie de décisions protégées. Je n’ai pas de doute que ce soit le cas. Cette décision aura des conséquences psychologiques, économiques et sociales profondes pour la femme enceinte. Les circonstances qui y mènent peuvent être compliquées et multiples. Il peut y avoir, comme c’est généralement le cas, des considérations puissantes en faveur de décisions opposées. C’est une décision qui reflète profondément l’opinion qu’une femme a d’elle-même, ses rapports avec les autres et avec la société en général. Ce n’est pas seulement une décision d’ordre médical; elle est aussi profondément d’ordre social et éthique. La réponse qu’elle y donne sera la réponse de tout son être.». «Ainsi les besoins et les aspirations des femmes se traduisent seulement aujourd’hui en des droits garantis. Le droit de se reproduire ou de ne pas se reproduire, qui est en cause en l’espèce, est l’un de ces droits et c’est à raison qu’on le considère comme faisant partie intégrante de la lutte contemporaine de la femme pour affirmer sa dignité et sa valeur en tant qu’être humain.»

« Étant donné que le droit à la liberté garanti par l’art. 7 de la Charte confère à une femme le droit de décider elle-même d’interrompre ou non sa grossesse, l’art. 251 du Code criminel viole-t-il ce droit? Manifestement il le viole. L’article a pour objet d’enlever cette décision à la femme pour confier à un comité le soin de la prendre. En outre, comme le Juge en chef l’observe à juste titre, le comité fonde sa décision sur «des critères totalement sans rapport avec ses (celles de la femme enceinte) propres priorités et aspirations ». Le fait que la décision d’autoriser ou non une femme à interrompre sa grossesse soit dans les mains d’un comité est une violation tout aussi grave du droit de la femme à l’autonomie personnelle en matière de décision de nature intime et privée que serait celle d’établir un comité pour décider s’il faut autoriser une femme à mener sa grossesse à terme. Dans les deux cas, il y a violation du droit de la femme à la liberté, car on décide pour elle ce qu’elle a le droit de décider elle-même.»

« L’article 251 du Code criminel enlève cette décision à la femme à tous les stades de la grossesse. C’est une dénégation complète du droit constitutionnellement garanti à la femme par l’art. 7, et non une simple limitation de celui-ci. L’article ne saurait, à mon avis, répondre au critère de proportionnalité de l’arrêt Oakes. Il n’est pas suffisamment adapté à l’objectif législatif et ne porte pas atteinte au droit de la femme « le moins possible ». Il ne saurait être sauvegardé en vertu de l’article premier. Par conséquent, même si l’article devait être modifié pour remédier aux vices de procédure de la structure législative dont ont parlé le Juge en chef et le juge Beetz, il demeurerait, à mon avis, inconstitutionnel. »